Qui veut la peau de la Musique ancienne ?

Chronique complémentaire au premier épisode de Musicalement Vôtre

L’apprenti baroqueux que je suis ne trouve que très rarement son bonheur musical au cours d’une soirée de lycéens. Je ne suis certes pas de ceux pour lesquels la musique s’arrête après le XXe siècle (voire avant pour certains), mais le domaine des musiques actuelles est une richesse dans laquelle je n’ai pas encore eu le temps de me plonger. Alors ce soir-là, dans une salle aux éclairages de night-club, l’ambiance est électrique, la piste de danse investie de jeunes aux déhanchés plus ou moins maîtrisés selon l’âge ou l’alcoolémie de leurs exécutants. Et moi, de mon côté, dans un coin de la salle où le volume permet l’entretien d’une conversation, discute philosophie avec un vieil ami plus croisé depuis trop longtemps. Etudiant en orgue et en musiques anciennes au Conservatoire de Toulon, et peu friand des effervescences estivales de ma Saint-Tropez natale, je m’étais préparé à ne connaître aucun des titres avec lesquels le jeune et talentueux DJ agrémentait la soirée. Je ne vous dis pas quelle fut ma stupeur en entendant, après deux tubes que j’avais moi-même réussi à reconnaître, les premières notes de la partita pour traverso en La mineur de Bach. A peine eussé-je le temps de me retourner et prononcer le nom de cette pièce, que la douce mélodie de flûte s’arrêta brusquement pour laisser la place à une voix masculine, parlée-chantée, qui m’était inconnue. Les hurlements sur la piste me laissèrent entendre que ce remix n’avait déjà plus de réputation à se faire. Et après quelques questions posées au DJ, j’appris que ce titre avait déjà dix mois, et répondait au doux nom de Bum bum tam tam. Puis une poignée de clics sur le Net et je vois que Mc Fioti, le compositeur de ce tube planétaire au milliard de vues, ne cache pas sa surprise devant un tel succès et remercie Bach tous les jours de l’avoir inspiré. J’entends déjà d’ici tous les ayatollah du baroque hurler au blasphème, au massacre, à la gabegie comme dirait un ami de chez moi ; mais ce n’est pas la première fois que le Kapellmeister prête ses mélodies à des artistes plus contemporains. Souvenez-vous de David Guetta et de son tube Dangerous, dans lequel il avait repris les premières notes de la célèbre Toccata & Fugue en Ré mineur, avec la modestie qui le caractérise. Et il me semble que chaque fois qu’une rencontre classique-moderne s’opère, et plus particulièrement dans le cas de Bach, les mêmes dialogues de sourds, voire non-dialogues, s’enchevêtrent au point d’en oublier l’essentiel : la musique, qui pourtant est bien loin de tout cela… Il serait aisé de chausser ses lunettes de critique et de blâmer le manque cruel de sens des paroles ou une rythmique cédant trop aisément à la facilité de la répétition, et je n’ose parler du clip officiel mettant en scène plusieurs jeunes femmes dénudées, s’adonnant entre autres au désormais célèbre twerk que je ne décrirai pas ici. Dans une interview accordée à 20 Minutes, Mc Fioti avoue penser que Bach serait heureux de voir ce qu’il a fait de son œuvre. Inutile de préciser le point de vue de certains à ce propos… Et malgré les kilomètres de pièces pour clavier du Cantor, que j’avale depuis des années avec la même passion, je me refuse à être de ceux qui fustigent ce créateur. Il ne faut pas oublier que ce titre a été remixé sans grand matériel, un simple iPhone a suffi à laisser courir l’inspiration du jeune brésilien, qui considère lui-même sa production comme « une musique ne portant aucun message, simplement faite pour s’amuser ». Lui voit dans cette mélodie de flûte non pas un mouvement perpétuel et une polyphonie virtuelle comparable aux suites pour violoncelle, mais un son hypnotique lui rappelant le chant d’un charmeur de serpents. Qui pourrait dire qu’il a tort là-dessus, et que ce n’est qu’un pauvre ignorant du génie dont il se sert ? Beaucoup de monde en serait pourtant capable. Et voilà ce qui me dérange sans doute le plus dans ces histoires. Ceux qui flagellent en paroles les artistes réutilisant la musique classique dans leurs productions sont les mêmes qui prétendent vouloir rendre la musique classique toujours plus vivante. Musique commerciale, diront sans doute les plus originaux ? Ce serait oublier les Concertos Brandebourgeois, l’Offrande Musicale et bien d’autres pièces du Maître composées uniquement pour se faire apprécier, et ceci jusqu’au sacro-saintes variations Goldberg. Qui plus est, cette soi-disant musique commerciale réussit tout de même un pari que peu de musiciens classiques ou mélomanes ont pu accomplir jusque maintenant : lequel d’entre eux, ces défenseurs sans faille de l’oratorio et de la suite de danses, peut prétendre avoir fait connaître à un milliard de personnes la partita en La mineur de Bach ? La réponse est simple, personne… et il serait temps pour certains d’admettre que sans l’inspiration que peuvent en tirer les artistes populaires, la musique dite classique n’aura jamais un rayonnement aussi large que la richesse de ses courants et de ses styles. Mon avis personnel de Bum bum tam tam restera personnel, mais je ne peux m’empêcher de remercier ce jeune producteur d’avoir permis, le temps de deux minutes cinquante, de faire goûter à une génération entière d’amateurs de sons ce trésor musical vers lequel ils ne se seraient probablement pas spontanément dirigés. Ces titres permettent de souligner l’ampleur du répertoire classique, sa diversité et son énergie, et le clivage qu’ils soulèvent est souvent loin d’être à la mesure de l’opportunité qu’ils représentent. À bon entendeur…
Etienne J. Berny
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