J.S. Bach, ou quand la Joie se fait Discours

Le Prélude pour orgue en Sol Majeur BWV 541


Le choral final de la cantate Herz und Mund und Tat und Leben BWV 147 est à mettre en bonne place parmi les pièces de Bach les plus connues du grand public ; aux côtés des Variations Goldberg, de l’Air de la 3e suite ou de la Toccata et Fugue en Ré mineur. Je suis toujours étonné de voir combien les références les plus communes peuvent être aussi les plus approximatives : son titre, Jesus bleibet meine Freude, est toujours si mal traduit en français par Jésus, que ma Joie demeure. N’en déplaise à Alexandre Astier, dont cette mauvaise traduction a servi de titre à l’excellent spectacle autour du Cantor ; un titre français plus juste serait Jésus demeure ma joie. À ce détail linguistique s’ajoute un certain paradoxe qui, en l’évoquant, me fait esquisser un léger sourire : l’une des pièces les plus célèbres de Bach, compositeur dont la postérité retient une image pour le moins austère, parle de joie. Une joie intérieure, pilier de la théologie luthérienne comme de certaines philosophies connues de l’époque[1]. Car la joie inonde littéralement l’œuvre monumentale du maître allemand, pour qui veut bien la chercher. Du chœur final de l’Oratorio de l’Ascension au triomphal Et resurrexit de la Messe en Si, en passant par le 5e Concerto Brandebourgeois ou la Toccata pour orgue en Ut Majeur ; disséquer le corpus de Johann Sebastian Bach offre plus d’une occasion d’éprouver la joie.

Le Prélude pour orgue BWV 541 que nous allons évoquer ne fait pas exception. Imaginez le silence d’une église nord-allemande, vide, soudainement rompu par la déclamation franche d’un arpège de Sol Majeur, organo pleno, immédiatement suivi par une nuée de doubles croches, couvrant toute l’étendue du clavier. En maître de la polyphonie virtuelle, notre cher Cantor ancre parfaitement dans l’oreille de son auditeur les sensations de tonique et de dominante. Une dernière envolée sur cet arpège, et c’est toute la puissance de l’orgue que l’on retrouve dans la suite de ce prélude, suivant la même joie presque naïve. Penchons-nous donc plus en détail sur ce Prélude, et considérons comment une double grille de lecture permet d’en apprécier la construction : premièrement, via la structure de l’œuvre inspirée de la rhétorique (si chère à nos maîtres européens de cette époque) ; puis par une conception très concertante de l’écriture pour orgue, à mi-chemin entre œuvre originale et transcription. Enfin, nous mettrons en lumière comment cette double construction musicale est mise au service de cette expression joyeuse et légère.


 
[1] Je vous invite à ce propos, à vous reporter à l’excellent ouvrage de Frédéric Lenoir : Le Miracle Spinoza, chez Fayard.

La Construction d'un Discours

Ce n’est plus un secret pour quiconque s’est intéressé au langage musical européen des XVIIe et XVIIIe siècles : le compositeur aborde son travail comme le rhéteur compose son discours. Si le lien profond entre musique et langage fait débat parmi les esthètes contemporains, il est une évidence pour les musiciens du baroque. Ici, Bach ne déroge pas à la règle : sans doute encore pétri de sa rencontre avec Buxtehude, le prélude semble suivre stricto sensu les 6 grandes parties du discours héritées de l’Antiquité :

1.     Exordium (mes. 1 à 11)

Ce grand trait de doubles croches, dans son écriture, vient interpeler l’auditeur. Un arpège en anabasis[1], arrivant sur une croche (la seule de toute cette section), semble anticiper et contenir toute l’énergie que la catabasis à venir devra dépenser. Je reviendrai plus longuement sur ce motif initial dans les prochaines parties.

2.     Narratio (mes. 12 à 28)

Notre exorde parvenue à son terme, c’est une écriture à 5 voix qui ouvre la deuxième section, la narratio. Chacune des voix, tour à tour, prend la parole, le tout soutenu par un rythme iambique souligné à la basse. Les mesures 21 à 23 initient une modulation à la dominante, qui fait conclure la section par une belle cadence de Ré Majeur.

3.     Propositio (mes. 29 à 38)

Ici, Bach fait se rejoindre ses deux idées exposées en exorde et en narratio, en alternant voix seule et écriture polyphonique. Ces neuf mesures lui permettent également de revenir au ton principal, mais le repos n’est que de courte durée…

4.     Disputatio (mes. 39 à 52)

À peine revenus au ton de Sol Majeur, un trait de pédale nous mène tout droit sur Si mineur, et qui plus est, par un accord de sixte et quinte diminuée. L’effet de surprise est total. Deux grandes cadences, à l’image de celle qui avait conclu la narratio, ponctuent cet épisode en contradiction avec la joie exprimée jusqu’à lors. À partir de la mesure 46, nous retrouvons la même construction que la propositio, mais ici réhaussée par des retards de 7e et 9e à chaque résolution.

5.     Confirmatio (mes. 53 à 62)

Après la tourmente de la disputatio, Bach revient à sa joie première par une belle figure de rhétorique musicale dont il a le secret : un chiasme. Le motif rythmique jusqu’ici toujours entendu à la pédale se retrouve propulsé au supérius, tandis que le pédalier esquisse un début de cantus firmus, en valeurs longues, suivant une catabasis duriuscula.

6.     Peroratio (mes. 63 à la fin)

Cette péroraison est initiée par une longue pédale de dominante, dans l’esprit de celle entendue en narratio, et légèrement développée par la sous-dominante. La cadence finale, dans le même esprit que celles évoquées en narratio et disputatio, est augmentée par deux légères mesures manualiter et une seconde cadence en catabasis. Remarquons ici que l’accord final est noté court : d’une noire suivie de deux soupirs et sans point d’orgue. Nous y reviendrons.

Notons enfin qu’en comparaison avec certains œuvres du Cantor (Fantaisie en Sol mineur, fantaisie chromatique, « Et expecto » dans la Messe en Si…), le plan tonal est ici très simple : les tonalités en présence ne sortent pas du cadre des tons voisins. Une simplicité harmonique que Bach, en fin connaisseur de l’équilibre de la forme et du langage, saura supplanter par la richesse de son écriture.


 
[1] Concernant les différentes dénominations des figures de rhétorique, je me base sur les travaux de Pierre-Alain Clerc : Discours sur la rhétorique musicale, et plus particulièrement la musique allemande des années 1600 à 1750, synthèse augmentée d’une conférence réalisée le 2 juin 2000 à Peyresq.


L'écriture concertante

Lorsque Bach réalisa sa première version de la Passion selon Saint-Matthieu, l’air de basse Komm, süßes Kreuz devait être accompagné par le luth. Une absence lors d’une exécution contraignit le Kapellmeister à transcrire sa partie de luth et à la confier au parrain d’un de ses enfants, gambiste reconnu. Ce qui donna naissance à la partie de viole, alla francese, que nous connaissons.[1] Cette anecdote nous rappelle un élément fondamental : le compositeur, comme nous le voyons plus d’une fois dans son œuvre, savait remanier son instrumentation, transcrire lorsque nécessaire ; et adapter son langage à l’instrumentarium étudié. Un double concerto pour violon dont les soli deviennent deux clavecins, une partita pour luth qui devient partita pour violon, une fugue pour violon (!!) adaptée à l’orgue… les exemples ne manquent pas. Et face à l’écriture du prélude que nous étudions aujourd’hui, des influences de ce langage orchestral semblent se dessiner.

Regardons d’un peu plus près notre exordium : ce grand trait qui parcourt quasiment toute l’étendue du clavier. Nous avons déjà évoqué la polyphonie virtuelle dont Bach sait très bien faire usage. Mais le recours à cette écriture peut sembler étrange, pour un instrument qui par nature est polyphonique..! Bien que l’usage d’une voix seule ne fasse pas exception au stylus fantasticus très répandu dans la musique pour orgue nord-allemande, nous voyons ici la construction d’un motif qui dans sa richesse simili contrapuntique n’a rien à envier aux suites pour violoncelle.

L’écriture de l’exordium nous invite à le diviser en quatre parties distinctes :

-       Mes. 1 à 3 : l’arpège anabasis puis une première catabasis conjointe et en arpège, le tout sur la tonique,


 
[1] Je tiens cette anecdote de ma professeure de viole de gambe, Sylvie Moquet.


-       Mes. 4 à 6 (ci-dessus) : sans doute le passage le plus intéressant. Une pédale de dominante 7e – quarte et sixte – 7e très intelligemment construite, puisque la répétition systématique de la basse ré à chaque troisième temps donne un ancrage rythmique en plus de renforcer l’illusion de pédale de dominante. Ce passage n’est pas sans rappeler bon nombre de mesures des suites pour violon ou pour violoncelle.

-       Mes. 7 à 9 : reprise des arpèges sur la tonique, en catabasis.

-       Mes. 10 et 11 : seulement deux mesures pour cette section conclusive, mais un rétrécissement compensé par une construction des arpèges par groupe de 3 notes. Cette accélération faussement rythmique (la figure de note est la même) donne l’énergie à cette anabasis finale pour rejoindre le sol aigu qui ouvrira la narratio. On retrouve un procédé d’écriture similaire dans l’exorde de la Toccata en Ut Majeur BWV 564 (cf. ci-contre [1]).



  [1] J.S. Bach, Toccata in C BWV 564, Sämtliche Orgelwerke - Band VI (dir. Dietrich Kilian), BA 5176, Bärenreiter-Verlag, Kassel (1972).

Au-delà de cette écriture riche, se dessinent plusieurs corollaires entre ce prélude et certains concerti, originaux ou transcrits. L’ouverture par un instrument solo n’est pas sans rappeler la reconstruction faire par l’ensemble Café Zimmermann d’un concerto pour hautbois d’amour, BWV 1053R[1]. De même, l’écriture changeante entre les mesures 21 et 23 (des accords aux deux mains sur un trait de pédale) dans un passage modulant n’est pas sans rappeler une écriture similaire dans le double-concerto pour violons BWV 1043 (3e mouvement, mesures 41 à 47)[2].

À ce stade, une double grille de lecture s’offre à nous pour analyser ce prélude : sa construction rhétorique, et son langage orchestral ou concertant. Le tableau ci-dessous vient synthétiser ces deux points de vue complémentaires.


 
[1] Bach : Concerts avec plusieurs Instruments, intégrale, Café Zimmermann (dir. Pablo Valetti & Céline Frisch), Alpha Productions, 2011.

[2] J.S. Bach, Doppelkonzert d-Moll BWV 1043 (dir. Dietrich Kilian), TP 284, Bärenreiter-Verlag, Kassel (1986).

Mes. Section rhétorique Orchestration fictive
1-11 Exordium Grand solo d’ouverture
12-28 Narratio Tutti en dialogue avec les soli à différentes voix Mes. 21 à 23 : accords tenus aux soli sur trait modulant des basses
29-38 Propositio Reprise du dialogue soli – orchestre exposé en narratio
39-52 Disputatio Mes. 39 à 42 : soli sur continuo, puis cadence orchestrale Simile Mes. 43 à 45 Mes. 46 à 52 : dialogue similaire à la Narratio
53-62 Confirmatio Mes. 53 à 58 : chiasme supérius-bassus, motif rythmique sur cantus firmus du continuo (tasto solo ?), puis cadence tutti Mes. 59 à 62 : reprise d’idées de la narratio, avec une orchestration plus légère
63-fin Peroratio Mes. 63 à 70 : pédale de dominante, solo au ténor accompagné par les voix supérieures puis soli sur continuo Mes. 71 à 73 : résolution sur IVe degré, réintroduction de l’orchestre (par voix internes mes. 71) Mes. 74 à la fin : reprise de la formule conclusive de la narratio, et codetta solo pour aboutir à la cadence finale

Cette double lecture vient, en quelque sorte, associer la forme (construction orchestrale) et le fond (construction rhétorique). Seulement tenir est un discours et une chose, avoir des choses à dire en est une autre. Voyons donc comment ce langage musical très riche et fort savant vient se mettre au service de la Joie exprimée.  

De la Joie

Un petit tour dans l’énergie des tonalités plante déjà le décor à la simple vue de l’armure de la pièce. Voici ce que Mattheson nous dit à propos du ton de Sol Majeur :

« Beaucoup d’insinuation, de bagout, de brillant. Convient aussi bien aux choses sérieuses qu’aux gaies.[1] »

Un bagout, une parole inépuisable magnifiquement imagée par cette exorde solo tout en doubles-croches. Notons également la présence d’une indication de tempo, Vivace, chose assez rare dans l’œuvre pour orgue du Cantor.


 
[1] Johann Mattheson (1681-1764), Das Neu-eröffnete Orchestre, Hambourg, 1713. Trad. Pierre-Alain Clerc, ibid.  

Pour poursuivre dans la même veine rhétorique, nous pouvons remarquer que le motif initial d’arpège ascendant s’inscrit lui aussi dans la même optique joyeuse et enjouée. Une idée similaire se retrouve dans l’invention n°8, dans le ton de « bonne grâce[1] » de Fa Majeur (ci-contre[2]). Dans ce cas, une note pivot donne encore plus d’entrain à l’arpège ascendant. Le rhéteur chevronné notera que l’œuvre porte parfaitement son titre d’invention : le motif très court que lequel elle est construite devient une inventio, une idée à partir de laquelle le compositeur élabore son discours, dans les 15 inventions comme dans le Prélude que nous étudions.


 
[1] Ibid.

[2] Bach, Inventio 8 BWV 779, Bach Gesellschaft-Ausgabe, Band III, Breitkopf & Härtel (1853).


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